Par Marlies Hoffmann, Master 2 Sociologie de l’EHESS (promotion 2023-2024).

Depuis quelques années en France, nous observons la résurgence de la figure de la  sorcière accompagnée d’un « retour » – du moins une plus grande visibilité – de la sorcellerie  sous une forme contemporaine. Mais qu’est-ce que la sorcellerie contemporaine ? Il s’agit tout  d’abord d’une pratique spirituelle, qualifiée de « magique » par ses pratiquant.es. Toutefois, il  ne s’agit pas d’une pratique seule mais d’un ensemble de pratiques hétéroclites entre ésotérisme  (cartomancie, astrologie, voyance, etc.), pratiques de soins non conventionnelles (magnétisme,  naturopathie, etc.) et pratiques artistiques (chant, danse, peinture, etc.). Ces pratiques  s’associent à une sacralisation de la nature et à une conception holiste et magique du monde : tous les êtres vivants ne font qu’un et sont mus par des « énergies ». La sorcellerie elle-même  est considérée par les pratiquant.es comme « l’art de modifier le sort », d’amener un  changement grâce à la manipulation de ces « énergies » environnantes. En plus d’être une  pratique, la sorcellerie est également une « culture déviante », terme théorisé par Becker (2020)  et qui désigne un rassemblement de personnes autour d’une activité déviante particulière, ici la  sorcellerie, et qui partagent « un ensemble d’idées et de points de vue sur le monde social et sur  la manière de s’y adapter » (Becker, 2020, p.601), ici une conception magique du monde. Chez Becker, la déviance n’est ni un trouble psychologique, ni un état mais un rapport social : est  déviant celle ou celui qui transgresse une norme imposée par un groupe social. Ainsi, la  sorcellerie est une activité déviante parce qu’elle transgresse les normes de rationalité et de  moralité. 

Dans le cadre de mon enquête de master, je me suis intéressée aux personnes qui ont  une pratique de la sorcellerie en France alors même qu’il s’agit d’une société à la pensée  supposée scientifique et rationaliste. J’ai donc observé plusieurs types de trajectoires de  sorcières montrant des étapes successives et unifiées, qui peuvent être franchies au fil du temps.  Pour décrire ces trajectoires, nous pouvons utiliser le concept de « carrière déviante », défini par Becker (ibid.) comme un ensemble de facteurs « dont dépend la mobilité d’une position à  une autre, c’est-à-dire aussi bien les faits objectifs relevant de la structure sociale que les  changements dans les perspectives, les motivations et les désirs de l’individu. » (ibid., p.47), ici, l’activité déviante structurant la carrière. Ainsi, si Becker prend l’exemple des carrières de musiciens de jazz et de fumeurs de marijuana, dans notre cas, nous pouvons parler de « carrières de sorcière ». Nous pouvons donc nous demander comment on devient sorcière en France et  quelles sont les étapes dans la carrière de sorcière. Pour répondre à ces interrogations, nous  nous appuierons sur les matériaux récoltés au cours de mon enquête de master sur presque 2  ans, dans laquelle j’ai réalisé une ethnographie en ligne, sur Instagram et trois serveurs Discord  dédiés à la sorcellerie contemporaine et à l’ésotérisme, et une ethnographie hors ligne, en  menant des observations participantes lors de rituels néopaïens publics en Île-de-France. En  parallèle de cette ethnographie, j’ai mené 21 entretiens semi-directifs auprès de personnes  pratiquant la sorcellerie en France, ayant entre 22 et 42 ans, dont 15 femmes, 5 hommes et 1  personne non-binaire. 

Je montrerai dans un premier temps comment on entre dans la carrière de sorcière et,  dans un second temps, quelles sont les étapes dans la carrière de sorcière. 

I. « Devenir sorcière » ou l’entrée dans la carrière de sorcière 

Lors de chaque entretien, l’une de mes premières questions était « Comment êtes-vous  devenu.e sorcière ? ». Beaucoup de personnes interviewées ont affirmé de pas être  « devenu.es » sorcière mais l’avoir toujours été, exprimant implicitement ou explicitement une  « origine héréditaire » (Pimenova, 2016) ou la possession d’un « don ». Pourtant, lorsqu’on  étudie la trajectoire de ces personnes, on peut observer l’existence de facteurs qui contribuent  à l’entrée en sorcellerie.

Un « terrain » favorable à la sorcellerie 

Toutes les personnes interviewées ont eu dans leur enfance ou adolescence un goût, un  intérêt pour la nature mais aussi pour la magie et la mythologie. Cet intérêt s’est souvent  accompagné d’une fascination pour des productions littéraires ou audiovisuelles mettant en  scène des sorciers et sorcières (Harry Potter, Sabrina, Salem, Charmed…). De plus, certaines  enquêtées ont affirmé avoir eu une pratique magique lorsqu’elles étaient enfant mais l’ont  abandonnée à l’adolescence, avec l’entrée au collège. C’est le cas de Pauline, 25 ans et  kinésithérapeute, qui explique : 

« Quand j’ai commencé à faire mes études [au collège], c’est devenu quelque chose [la sorcellerie]  qui a eu un peu moins sa place. Parce qu’il y a la construction de l’adolescence où, socialement,  on essaie de rentrer dans un moule. Donc on laisse un peu moins d’espace à ces croyances-là. » 

Ce que décrit Pauline peut s’apparenter à ce que Becker nomme un « contrôle social »  (Becker, 2020), c’est-à-dire un obstacle à l’entrée ou à l’évolution dans la carrière déviante. Le  contrôle social est ici l’injonction à l’adolescence de se conformer aux normes sociales et donc  d’abandonner des pratiques et croyances jugées irrationnelles par la culture dominante. 

Hormis un intérêt accru pour la magie et la mythologie, un facteur décisif dans l’entrée  en sorcellerie est la socialisation à la religion, la spiritualité et/ou l’ésotérisme au sein de divers  groupes sociaux (famille, cercles d’ami.es). Par exemple, les parents d’une enquêtée sont dans la mouvance New Age, avec un père pratiquant le néo-chamanisme et une mère énergéticienne. Quant à Pauline, elle m’explique qu’une de ses grand-mère est elle-même sorcière et l’a initiée  à ses pratiques spirituelles dès l’enfance. Pour la plupart des enquêté.es, la socialisation à  l’ésotérisme et à la spiritualité intervient dans l’enfance ou l’adolescence. Mais pour le cas de  Karen, 42 ans, la socialisation s’est faite plus tard à l’âge adulte lorsqu’elle a rencontré un  groupe d’amies ayant des pratiques et croyances ésotériques et qui lui ont inculqué un  « raisonnement alternatif » (Charrasse, 2023) à la pensée rationaliste. 

Toutefois, l’intérêt et/ou la socialisation à l’ésotérisme ne se révèlent pas suffisants pour  certaines des personnes interviewé.es qui ont pendant longtemps mis à distance voire rejeté la  spiritualité et l’ésotérisme. Pour ces personnes, c’est un évènement éprouvant qui les a menées  vers la sorcellerie.

Traverser une épreuve insurmontable et/ou inexplicable 

Certain.es enquêté.es se sont tourné.es vers l’ésotérisme et la sorcellerie parce qu’ils ou  elles souffraient d’une maladie ou vivaient un profond mal-être, comme Maxime, 23 ans et  réceptionniste, qui a traversé une « période de détresse » à l’adolescence : 

« Rien n’allait et je ne pouvais rien régler de façon profane. Je pouvais rien faire quoi, j’étais en  impuissance, mais j’avais compris à travers la pop culture, à travers tout le folklore qu’on a sur les  sorcières, que justement elles peuvent modifier le sort, modifier la vie, la destinée, etc. Je me suis  dit « bon ben on va se tourner vers ça » par désespoir quoi. » 

D’autres enquêté.es ont vécu une « expérience énigmatique » qui a « [mis] à l’épreuve  leur conception de la réalité » (ibid., p.40). Par exemple, Cléo, 23 ans et artiste-performeuse,  explique avoir toujours eu un « esprit très rationnel » jusqu’à ce qu’elle vive avec sa famille des  expériences « paranormales » durant plusieurs mois. Ces évènements étant inexplicables avec  la pensée rationnelle, elle et sa famille ont eu recours à l’ésotérisme pour obtenir des  explications et mettre fin à ces phénomènes. Suite à cela, Cléo a embrassé une conception  magique du monde et en a fait sa « philosophie de vie ». 

Dans le cas d’une période de souffrance comme d’une expérience énigmatique, nous  pouvons voir que la sorcellerie arrive comme dernier recours, lorsque les moyens « profanes »  ou « rationnels » ne sont d’aucune efficacité. La sorcellerie apparaît donc comme un soutien  émotionnel et psychologique sérieux.

La découverte de la sorcellerie en tant que culture et communauté 

S’il existe des facteurs favorisant l’entrée dans la sorcellerie, l’étape décisive pour  « devenir sorcière » est la découverte de la sorcellerie non seulement en tant que pratique mais  surtout en tant que culture déviante, où des normes, valeurs et pratiques propre à la sorcellerie  contemporaine sont véhiculées. 

La majorité des personnes interviewées ont découvert la sorcellerie en ligne, sur des  blogs, forums, vidéos Youtube, etc. Après cette découverte vient l’étape essentielle de l’apprentissage : les nouveaux et nouvelles entrant.es se renseignent dans des livres  d’ésotérisme, sur des ressources du net mais aussi en participant à des communautés de pratique  en ligne type forums et serveurs Discord dédiés à la sorcellerie. Cette phase d’apprentissage  leur permet non seulement d’acquérir les pratiques, les idées et le vocabulaire propre à la culture  sorcière mais aussi d’y participer, de s’y faire une place (Beaudouin, 2021 ; Lave & Wenger, 1991). Enfin, la mise en pratique du savoir théorique marque l’entrée véritable dans la carrière de sorcière. 

Entre intérêt et socialisation à la spiritualité et à l’ésotérisme ou encore évènement entraînant une adhérence à une conception magique du monde, il y a donc tout un cheminement  d’étapes à parcourir ainsi que de prédispositions à avoir pour entrer dans la carrière sorcière.

II. Les étapes dans la carrière de sorcière

Aspirantes et débutantes 

Les premières étapes de la carrière en sorcellerie sont les aspirantes et les débutantes – que l’on pourrait schématiquement qualifier de « niveau 0 » et « niveau 1 ». La différence entre  ces deux stades réside dans le franchissement de l’étape de revendication du terme de sorcière.  Cinq jeunes femmes rencontrées affirment pratiquer la sorcellerie sans pour autant se qualifier de sorcières. La première raison pour laquelle elles sont réticentes à se dire sorcières est le fait  qu’elles manquent de temps pour se consacrer à la sorcellerie et/ou ne se sentent pas assez  expérimentées pour se revendiquer comme telles. La seconde raison est due au fait qu’une  revendication publique de leur identité de sorcière nuirait à leur carrière professionnelle. C’est  le cas de Cléo dont le métier (artiste-performeuse) repose essentiellement sur la réputation. Si  je les nomme « aspirantes sorcières » et les intègre comme une étape préliminaire à la carrière  sorcière, c’est qu’elles ont bien une connaissance de la sorcellerie en tant que pratique et culture,  en partagent déjà les codes et pratiques et affirment vouloir « être sorcière » dans le futur. 

Les débutantes sont ensuite les sorcières qui se revendiquent comme telles et n’ayant  que quelques mois ou années d’expérience dans la pratique de la sorcellerie. Elles se  dénomment elles-mêmes débutantes ou « baby witches ». En outre, les débuts de leurs pratiques sont une phase d’exploration et d’essai de différentes pratiques ésotériques où, selon une  logique de bricolage (Champion, 1993), elles constituent leur propre système de croyances et  de pratiques. Sabrina, 29 ans et sans emploi, explique : 

« Ça a commencé sur les groupes Facebook à l’époque. C’était très axé spiritualité donc ça  commençait à devenir en vogue. Et je me suis intéressée aux pierres en premier, donc à la  lithothérapie. Ensuite, de fil en aiguille, tu t’intéresses à la cartomancie. Tu vois, tout est un petit  peu relié et automatiquement, quand tu plonges dans quelque chose, par exemple quand tu lis un  livre de lithothérapie, ils vont peut-être te parler de cartomancie et donc tu vas t’intéresser à la  cartomancie. Et de fil en aiguille, tu avances comme ça. » 

Les débutantes apprennent également auprès des sorcières expertes à justifier leurs  pratiques et croyances, notamment en ayant recours à une tradition (rattachement à un passé fondateur), à un discours féministe sur l’histoire des sorcières ou encore à un discours qui  scientificise l’ésotérisme (en parlant de physique quantique, d’« ondes vibratoires » et de « fréquences » d’énergie mesurables en hertz). Une dynamique entre sorcières débutantes et  expertes est observable en ligne, notamment sur les serveurs Discord, où les débutantes posent  des questions sur telle pratique, telle notion, etc. et les expertes leur répondent.

Sorcières expertes et professionnelles 

Les sorcières expertes ont plusieurs années d’expérience, certaines affirmant avoir 15  ou 20 ans de pratique. Au sein d’une communauté en ligne, leur expertise peut se mesurer par  leur capacité à expliquer aux novices certains termes et pratiques avec une certaine précision,  notamment en se référant à des ouvrages savants. Certaines sorcières expertes publient du  contenu explicatif sur leurs réseaux sociaux, légitimées par leur expérience. Ensuite, la consécration pour une sorcière experte est la publication d’un livre d’ésotérisme, qui marque la  reconnaissance de son expertise.  

Mais l’expertise peut également se mesurer dans l’efficacité des soins ou séances  prodigués (soin énergétique, séance de divination…) que la sorcière propose à d’autres. En  effet, lorsqu’une sorcière acquiert suffisamment d’expérience dans la pratique d’un art occulte,  elle peut proposer de l’exécuter, dans un premier temps, pour son cercle proche puis peut  décider de se constituer une clientèle élargie et de rémunérer sa pratique. Ce deuxième temps  marque la professionnalisation de la pratique sorcellaire. Certain.es enquêté.es réalisent des  prestations de sorcellerie rémunérées mais en complément de leur activité principale tandis que d’autres se sont entièrement dédié.es à cette activité, à l’exemple de Nicolas, 35 ans et praticien  en sciences occultes, qui a son propre cabinet de sorcellerie où il reçoit sa clientèle. Néanmoins,  pour certaines sorcières expertes rencontrées, cette étape de professionnalisation n’est pas une  fin en soi, désirant garder leur pratique de la sorcellerie dans le domaine privé de la spiritualité.

Sortir de la carrière de sorcière 

Comme l’explique Becker, les carrières déviantes sont loin d’être linéaires. Elles  peuvent stagner voire prendre fin à cause des « contrôles sociaux ». Ici, la stigmatisation de la  sorcellerie, encore très présente aujourd’hui, peut être un contrôle social, par exemple, lorsque  les proches et collègues n’adhèrent pas à la sorcellerie et la condamnent. Mais la sortie de  carrière de sorcière peut également être causée par une rupture biographique et une remise en  cause de la conception magique du monde. Ariane, 35 ans et bibliothécaire, est une ancienne  sorcière experte, qui a publié un livre de sorcellerie. Mais elle explique avoir perdu foi en la  sorcellerie suite à la mort subite de sa mère : 

« J’ai eu beau me replier à fond dans la spiritualité, où vraiment j’essayais de me raccrocher à tout  ce que je pouvais, [ma mère] a vraiment eu une mort qui était hyper violente et horrible pour moi.  Et tout ce qui a suivi, toute la succession, tout où je m’en suis vraiment pris plein la gueule, je me  suis dit « C’est impossible qu’il y ait quelque chose ». Avec tout ce que j’ai fait, avec l’équilibre  que j’ai cherché à trouver, […] j’ai juste fini par conclure que c’était impossible qu’il y ait quelque  chose. Et qu’au final, il n’y avait que nous, il n’y avait pas de dieu, il n’y avait pas de magie, il n’y avait rien de ces trucs-là, il y avait juste nous, notre volonté, notre résilience et notre courage pour  faire face aux événements. » 

Alors même que la sorcellerie était la dernière ressource face au dépérissement de sa  mère, elle s’est révélée être inefficace. Ariane a donc complètement remis en cause son schéma  de croyance et est sortie de la carrière de sorcière. Ainsi peut-on à la fois entrer et sortir de la  sorcellerie lorsqu’on traverse un moment difficile. Si la sorcellerie s’avère efficace en mettant fin à la souffrance, l’adhérence en une conception magique du monde est renforcée. Si au  contraire la sorcellerie s’avère inefficace, cette conception magique peut s’ébranler et causer  l’abandon de la sorcellerie, à l’image d’Ariane. 

Conclusion 

Nous avons pu voir différentes étapes dans la carrière de sorcière, de l’entrée jusqu’à la  sortie. Il s’agit bien sûr d’un modèle théorique mais des variations et cas particuliers peuvent  exister dans les faits. Toutefois, la notion de « carrière déviante » reste un bon outil pour décrire  les trajectoires de sorcières qui évoluent dans le temps et qui sont soumises à des « contrôles  sociaux ». Cette notion permet également de montrer que la pratique de la sorcellerie  contemporaine en France ne relève ni de l’anomalie, ni de la croyance naïve mais est le résultat  d’un agencement de plusieurs facteurs : intérêt et socialisation à l’ésotérisme et à la spiritualité,  adhérence à une conception magique du monde et dépassement des « contrôles sociaux ». Sans  cet agencement de facteurs, il est plus difficile de mener une carrière de sorcellerie durable dans  une société rationaliste. 

Bibliographie : 

Beaudouin, V. (2021). Le forum Pages 14-18 et sa communauté de pratique, in Beaudouin, V.,  Chevallier, P. & Maurel, L. (dir.), Le web français de la Grande Guerre: Réseaux amateurs et  institutionnels, Presses universitaires de Paris Nanterre, 2021, pp. 207-256. 

Becker, H. S. (2020). Outsiders: Etudes de sociologie de la déviance. Editions Métailié. 

Champion, F. (1993). Religieux flottant, éclectisme et syncrétisme. Dans J. Delumeau, Le fait  religieux (p. 741-772). Fayard. 

Charrasse, F. (2023). Le retour du monde magique: Magnétisme et paradoxes de la modernité.  Editions La Découverte. 

Lave J. & Wenger E. (1991). Situated learning. Cambridge University Press. 

Pimenova, K. (2016). Traditions et emprunts dans un miroir chamanique. Réflexions autour  d’un nouveau rituel touva. ethnographiques.org, En ligne. URL :  https://www.ethnographiques.org/2016/Pimenova

 

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